Un lieu unique où les lapins sont rois
Imaginez une île où des centaines de lapins s’approchent sans crainte, espérant une friandise.
C’est la réalité sur Ōkunoshima, une petite île située dans la mer intérieure de Seto, au large de Hiroshima.
Surnommée Usagi-jima, “l’île aux lapins”, elle attire chaque année des milliers de visiteurs fascinés par ces animaux en liberté.
Sous ce décor féerique, pourtant, se dissimule une page d’histoire longtemps effacée des cartes du Japon. Car cette île paradisiaque a été, jadis, le théâtre d’une activité bien plus sombre.
Le secret d’État de l’armée impériale
Dans les années 1930, Ōkunoshima n’existait sur aucune carte officielle.
L’armée impériale japonaise y avait installé une usine secrète de fabrication d’armes chimiques, chargée de produire du gaz moutarde et d’autres substances mortelles destinées aux champs de bataille.
Pendant plus de quinze ans, des milliers de tonnes de poison furent fabriquées dans le plus grand secret. Ces armes furent ensuite utilisées contre des civils et soldats chinois, causant selon les historiens des dizaines de milliers de morts.
Après la Seconde Guerre mondiale, les installations furent détruites, mais les traces du passé restent visibles : bunkers, citernes et bâtiments délabrés se dressent encore entre les pins.
Aujourd’hui, ces ruines sont devenues un musée à ciel ouvert, rappelant que l’île fut jadis un lieu d’expérimentation militaire.
Les lapins cobayes : une légende tenace

Une rumeur tenace veut que les lapins d’Ōkunoshima soient les descendants de ceux utilisés pour tester les gaz toxiques produits sur place.
L’idée est séduisante, presque poétique : la vie reprenant ses droits là où régnait la mort.
Mais les historiens sont formels : les lapins de laboratoire ont été euthanasiés à la fin de la guerre par les forces d’occupation américaines.
L’origine des lapins actuels est bien différente, et beaucoup plus récente.
Une poignée de lapins devenue une armée
En 1971, un groupe d’écoliers aurait relâché huit lapins domestiques sur l’île.
Privés de prédateurs — chiens et chats y sont interdits — ces animaux se sont multipliés à une vitesse spectaculaire.
En quelques décennies, la population est passée à près d’un millier d’individus.
Ce phénomène a transformé Ōkunoshima en destination touristique majeure.
Les visiteurs viennent par bateaux entiers, armés de carottes et de sachets de nourriture. Les lapins, habitués à la présence humaine, s’approchent sans peur, offrant aux photographes des scènes aussi attendrissantes qu’irrésistibles.
Mais ce succès touristique a aussi ses conséquences.
Quand l’amour des touristes devient un danger

Nourris sans contrôle, les lapins d’Ōkunoshima souffrent désormais d’une malnutrition chronique.
Les visiteurs leur donnent souvent du chou ou du pain, aliments inadaptés qui provoquent des troubles digestifs.
Résultat : leur espérance de vie dépasse rarement deux ans, alors qu’un lapin domestique peut vivre jusqu’à dix ans.
Les chercheurs observent aussi un déséquilibre écologique.
Les lapins ont détruit une partie de la végétation et dépendent entièrement du tourisme pour se nourrir.
Lorsqu’il pleut ou que les visiteurs se font rares, beaucoup meurent de faim.
Ce déséquilibre transforme peu à peu le paradis en écosystème fragile, où la survie des animaux dépend du flux des bateaux touristiques.
Un lieu chargé d’émotion et de mémoire
Aujourd’hui, Ōkunoshima incarne à la fois la douceur de la nature et le poids du passé.
Ses plages, ses pins et ses ruines forment un décor paradoxal : celui d’un ancien site militaire devenu sanctuaire pour la vie.
Les autorités locales tentent désormais de protéger les lapins tout en régulant le tourisme. Des panneaux informent les visiteurs sur la nourriture adaptée, et des campagnes de sensibilisation visent à préserver l’équilibre de l’île.
Visiter Ōkunoshima, c’est découvrir un lieu à la fois apaisant et bouleversant : une île où la nature a repris ses droits sur les cendres d’une histoire tragique, et où chaque bond de lapin semble rappeler la fragilité du vivant.

